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— À mon avis, Arch, ce qui se passe, c’est que le marché est bouleversé, voire complètement déréglé. Tout le monde cherche désespérément à vendre. Sauf que l’offre est bien plus importante que la demande, expliqua Caitlin.
— Ça signifie quoi, exactement ? demanda Carroll.
— Ça signifie que le cours des actions et des obligations va inévitablement s’effondrer de façon spectaculaire… Le krach qui nous tombe apparemment dessus est susceptible de durer quelques heures ou quelques jours, voire de se prolonger pendant plusieurs années.
— Pendant plusieurs années ?
— En 1963, le jour de l’assassinat de Kennedy, les cours se sont écroulés et la Bourse a fermé aussitôt. Le marché s’est redressé dans les heures qui ont suivi, alors qu’il ne s’était remis du krach de 1929 qu’après la Seconde Guerre mondiale !
Carroll et Caitlin traversaient en toute hâte l’immense hall d’entrée en marbre du World Trade Center.
C’était là, au rez-de-chaussée et à l’entresol de l’une des tours, que le siège des banques et des sociétés fiduciaires avait été établi après l’attentat de Wall Street.
Les escalators menant à l’entresol ne fonctionnaient pas. Un panneau improvisé indiquait Section financière au-dessus d’une flèche rouge pointant vers les étages.
Carroll et Caitlin montèrent deux à deux les marches des escaliers mécaniques étrangement immobiles. Il était quatre heures du matin tout juste passées.
— Ça a l’air un peu mieux organisé qu’au 13, fit remarquer Carroll. Quoique pas beaucoup plus, en fait.
Des fils d’interphone bleus et rouges étaient suspendus un peu partout au-dessus des escalators et des sorties de secours. Des liaisons radio reliant le centre financier aux bureaux des quartiers chic de la ville grésillaient et braillaient sans discontinuer, malgré l’heure plus que matinale.
Par une rangée de hautes fenêtres, Carroll et Caitlin virent atterrir un hélicoptère Bell noir de l’armée. Des limousines et des véhicules officiels déposaient des hommes à l’expression morose portant des attachés-cases.
Un nouveau Jeudi noir ?
Caitlin se frottait les bras pour se réchauffer en marchant. La température dans le bâtiment était glaciale.
— Aucune des sauvegardes habituelles des systèmes ne fonctionne. On n’a pas conçu suffisamment de dispositifs de sécurité intégrés pour faire face à une situation telle que celle-ci. Cela fait des années que les économistes le signalent à la Bourse de New York. Tous les candidats à un MBA[20] de ce pays savent qu’une telle chose était à même de se produire.
Carroll poussa finalement les lourdes portes en pin d’une gigantesque salle de conférence où régnait une agitation frénétique ; on aurait dit une Bourse miniature. Des courtiers assis devant des consoles téléphoniques complexes et des analystes devant des écrans parlaient tous en même temps.
Autour d’eux gravitaient des individus tout aussi surexcités, la plupart beuglant dans des combinés téléphoniques maintenus entre menton et épaule.
Il se dégageait de ce spectacle une impression de pure folie. Cela aurait pu évoquer, les équipements modernes en moins, un asile d’aliénés à la fin du dix-neuvième siècle.
Grand, les joues flasques, chauve comme un œuf, Jay Fairchild s’excusa auprès d’un groupe d’hommes d’affaires en costumes sombres et s’avança d’un pas pesant pour accueillir Caitlin et Carroll. Sous-secrétaire d’État aux Finances, Fairchild avait pris l’habitude de s’en remettre au jugement de Caitlin et à ses intuitions pour tout ce qui touchait au marché.
— Jay, qu’est-ce qui s’est passé cette nuit, bon sang ? Qui a provoqué ça ? Où est-ce que cela a commencé ?
Pour une fois, c’était au tour de Caitlin d’avoir l’air déboussolée.
— À peu près tous les scénarios catastrophes que toi ou moi avons pu imaginer sont devenus réalité durant ces dernières heures, répondit Fairchild. Hier, à la clôture de la séance à Chicago, le cours du métal est monté en flèche. Des marchandises à terme, café, sucre, se sont méchamment effondrées. La Bank of America et la First National ont commencé à demander les remboursements de leurs prêts…
À l’annonce de cette nouvelle, Caitlin ne put réprimer sa colère :
— C’est pas vrai ! Mais quelle bande de connards ! Les abrutis ! Les courtiers de Chicago refusent d’écouter qui que ce soit ! Cela fait belle lurette qu’il y a toutes sortes de débordements spéculatifs sur le marché à options, déjà bien avant tout ça…
— En attendant, dans l’immédiat, le vrai problème n’est plus là, observa Fairchild. Les banques sont en train de précipiter le krach !… Elles en portent presque entièrement la responsabilité. Allons dans le hall. Vous verrez ce que je veux dire. C’est pire que tout ce que tu pourrais imaginer.